Là où les chiens aboient par la queue – Estelle-Sarah Bulle

Cela fait un moment déjà que je souhaitais découvrir le premier roman d’Estelle-Sarah Bulle.

« Là où les chiens aboient par la queue » a pour cadre la Guadeloupe : celle traditionnelle de ses parents et grands-parents d’une part, et celle plus moderne et actuelle d’autre part.

Le roman est librement inspiré de la propre expérience d’Estelle-Sarah Bulle qui, en tant que femme métisse élevée en Métropole, questionne sa « créolité » et tente de trouver des réponses grâce à des témoignages familiaux.

Ce sujet ne pouvait que m’attraper étant moi-même dans une situation semblable (quoique originaire de Martinique). Les similitudes sont telles que l’autrice vit dans le Val-d’Oise où j’ai grandi et où mes parents vivent encore.

Le livre : « Là où les chiens aboient par la queue« 

Crédit photo : L&T

L’autrice : Estelle-Sarah Bulle est une autrice française, née d’un père guadeloupéen et d’une mère ayant grandi à la frontière franco-belge. Après des études à Paris et à Lyon, elle travaille pour des cabinets de conseil puis pour différentes institutions culturelles. « Là où les chiens aboient par la queue » est son premier roman. Il a reçu le prix Stanislas du premier roman.

Le résumé : « Dans la famille Ezechiel, c’est Antoine qui mène le jeu. Avec son «nom de savane», choisi pour embrouiller les mauvais esprits, ses croyances baroques et son sens de l’indépendance, elle est la plus indomptable de la fratrie. Ni Lucinde ni Petit-Frère ne sont jamais parvenus à lui tenir tête. Mais sa mémoire est comme une mine d’or. En jaillissent mille souvenirs-pépites que la nièce, une jeune femme née en banlieue parisienne et tiraillée par son identité métisse, recueille avidement. Au fil des conversations, Antoine fait revivre pour elle l’histoire familiale qui épouse celle de la Guadeloupe depuis la fin des années 40 : l’enfance au fin fond de la campagne, les splendeurs et les taudis de Pointe-à-Pitre, le commerce en mer des Caraïbes, l’inéluctable exil vers la métropole… »

Mon avis : Tout d’abord, je dois rendre hommage à la plume d’Estelle-Sarah Bulle que j’ai trouvé particulièrement chantante et colorée, fidèle à la tradition de l’oralité que l’on retrouve dans les contes caraïbéens. Ses bons mots, tantôt drôles, tantôt poétiques, sont au service des souvenirs rapportés au fil des chapitres par les membres de la famille Ezéchiel et rendent le récit particulièrement authentique.

Il s’agit d’un roman polyphonique divisé en courts chapitres qui alternent entre trois membres diamétralement opposés d’une fratrie :

  • Antoine : la tante exubérante, provocatrice et emmerdeuse pour certains, mais surtout « business woman » libre et indépendante. Une forte tête crainte et respectée par l’ensemble de la famille ;
  • Lucinde : couturière hors pair qui rêve de luxe à la métropolitaine et est constamment tiraillée entre sa fierté insulaire et son envie de vivre dans un monde qui se refuse à lui ouvrir ses portes ;
  • Et Petit frère, le père de la narratrice (Eulalie) : le benjamin de la famille, écrasé par l’ombre de ses sœurs. Il grandi sans l’amour de sa mère, décédée en couche, ce qui va déterminer nombre de ses actes.

Tour à tour, chacun livre une partie de son histoire. De leur jeunesse à leurs départs successifs pour la Métropole, on rassemble les pièces de leur vie et on comprend peu à peu ce qui les a amenés là.

Les discours sont plein de contrastes, tout comme la Guadeloupe qui restera, en dépit de tout, leur terre de cœur. L’île et ses paradoxes nous sont racontés : mitoyenneté entre bidonvilles et villas, mélange entre religion et superstitions diverses (« quimboiseurs », sortilèges et « noms de savane »), saveurs venues d’ailleurs, musique et carnaval… C’est ce métissage permanent qui caractérise les îles. Elles se comprennent par leur héritage historique, source de conflits et de passion.

L’autrice s’attarde, en effet, sur ce passé esclavagiste, les inégalités sociales encore prégnantes sur l’île, le développement économique à deux vitesses et peu respectueux des particularismes locaux. Estelle-Sarah Bulle aborde également, par la voix de ses personnages, la délicate question raciale, la dévalorisation des couleurs de peaux les plus foncées au sein même des Antilles, gangrénées par ce passé colonial, où être clair signifie toujours « être sauvé ».

C’est le traitement de cette perte de repères que j’ai trouvé particulièrement intéressant. Un peuple Antillais « dans l’entre-deux du monde » :

  • qui ne puise pas ses origines dans les îles, mais dans un ailleurs oublié (Afrique, Inde, Chine, Syrie, Amériques) ;
  • qui ne se retrouve dans aucun modèle et qui tente, vainement, de se raccrocher à des représentations noires-américaines qui ne lui ressemblent pourtant pas ;
  • qui, en tant « qu’immigré de l’intérieur », est souvent oublié de la Métropole, en plus d’être confronté à un plafond de verre qui l’empêche de gravir les échelons sociaux.

« Faute de mieux, ils se choisissaient des modèles outre-Atlantique : aux ambiguïtés de la France, ils préféraient le ruilant rêve américain, plus dur à réaliser mais en apparence, plus honnête. Ils s’identifiaient aux gangsters magnifiques autant qu’aux businessmen bourrés de dollars, aux rappeurs issus des ghettos comme aux superflics noirs de new York. Pourtant, ils sentaient bien que l’illusion était grossière : les Antilles françaises, si proches géographiquement de l’Amérique en étaient fondamentalement différentes. L’Amérique de cinéma n’avait rien à voir avec l’Amérique réelle. Et la France demeurait leur terre, où miroitait une réussite sociale inatteignable ». 

Ce sont, pour partie, ces facteurs qui poussent de nombreux Antillais à se rendre de l’autre côté de l’océan, à la quête d’un meilleur et qui, une fois partis, ne sont plus reconnus comme des Antillais à part entière. Non-sens pour une population issue du métissage et des allers et venues. C’est la métaphore du jardin créole, où chacun est différent mais s’accorde, que j’ai trouvé si jolie.

Si les problématiques abordées et la plume de l’autrice m’ont fait passer près du coup de cœur, je ne me suis toutefois pas complètement laissée embarquer. En effet, comme précédemment expliqué, il s’agit davantage d’une collection de souvenirs que d’une histoire portée par une intrigue. C’est, je pense, ce qui m’a manqué pour être complètement transportée.

La lecture n’en reste pas moins intéressante et je vous la recommande. En tout cas, j’ai hâte de savoir ce que nous réserve Estelle-Sarah Bulle pour de prochains romans.

En bref : « Là où les chiens aboient par la queue » est un récit lucide et authentique qui aborde la question des origines et de l’identité d’un territoire et qui est porté par une plume savoureuse. Une belle découverte.

Vous connaissez cette primo-romancière ? Vous avez envie de voyager avec ce roman ? 

11 commentaires Ajouter un commentaire

  1. Je l’avais bien aimé d’autant que je n’ai pas souvenir d’avoir lu d’autres livres sur le sujet !

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    1. L&T dit :

      C’est vrai, qu’à ma connaissance, peu de livres abordent les sujets du métissage et de la place des DOM TOM en France… Le style de l’autrice rend le tout d’autant plus original.

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  2. Crisanasam dit :

    Ton article m’invite à lire ce roman de cette autrice que je ne connais pas. Après lecture je reviendrai vers toi pour te donner mon avis. Merci pour cette découverte.

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    1. L&T dit :

      Avec grand plaisir ! Je suis très contente de t’avoir donné envie de découvrir ce roman qui sort des sentiers battus. Hâte d’avoir ton retour sur le sujet.

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  3. Tavernier Marcus dit :

    Bravo pour cette analyse, le résumé nous donne envie de lire ce livre .

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    1. L&T dit :

      Merci ! Je pense que ce livre pourra te plaire ! N’hésite pas à me dire ce que tu en as pensé si tu te laisses convaincre par la lecture 🙂

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  4. flyingelectra dit :

    très joli billet qui m’a fait penser à mon voyage en Guadeloupe. Une pensée particulière aujourd’hui avec le Covid-19. Pourtant, mon amie m’avait raconté à quel point les premiers mois, les règles étaient strictes et les habitants très respectueux des règles sanitaires (plages interdites) seuls les touristes métropolitains se moquaient de ces règles….

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    1. L&T dit :

      Oui c’est vraiment terrible la situation en ce moment… J’espère que les choses vont s’améliorer. J’avais, en effet, cru comprendre que le confinement était plutôt bien respecté, mais la saison touristique et ses conséquences étaient malheureusement à prévoir. Je ne suis jamais allée en Guadeloupe (la Martinique est pourtant tout proche), mais j’aimerais beaucoup découvrir l’île une fois que la situation se sera améliorée.

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  5. Camille dit :

    Coucou,
    Je ne connaissais pas du tout ce livre mais il a l’air vraiment intéressant.
    Belle journée,
    Camille 🙂

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    1. L&T dit :

      Oui c’est un beau livre qui ressemble presque à un conte. Il change un peu de ce qu’on peut avoir l’habitude de lire. Je t’invite à le découvrir…

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